Comment créer un résidence ludique?

Une résidence ludique, de quoi parle-t-on?

Objectif : Le but de cet article est de présenter les différents formats de résidences ludiques qui existent aujourd’hui et de décrire comment elles s’organisent, quels sont les grands axes autour desquelles elle se construisent, afin de permettre à d’autres structures de créer leur propre résidences pour accueillir des game designer·euses, des créateur·ices et des artiste·ss qui cherchent à développer leur pratique.

Contexte : Cet article est issu d’un travail de fond mené dans le cadre du projet Résiludique (ANR). Un des axes de ce projet de recherche est d’expliciter la manière dont peuvent se construire des espaces de créations pour l’art et les expérimentations ludiques. Nous avons recherché plusieurs structures, événements, collectifs, lieux qui proposaient de tels espaces (cf. liste en fin d’article) et nous avons fait ressortir des tendances récurrentes, ou au contraire des initiatives singulières marquantes, qui nous ont semblé intéressantes à reproduire, ou dont il serait possible de s’inspirer. Ce travail s’est également enrichi d’un entretien avec Tatiana Vilela Dos Santos, doctorante sur la thématique des contrôleurs alternatifs et spécialistes des espaces de créations artistiques liés au domaine du jeu, et membre·s du collectif Mechbird (https://mechbird.fr/).

Orientation : Cette étape de recensement des initiatives est une première pierre vers la construction d’une cartographie du mouvement de l’art game, et la volonté de défendre des espaces de pratiques artistiques et expérimentaux pour le jeu. Il s’inscrit dans l’ensemble des recherches menées à travers Le programme RÉSILUDIQUE ; un projet de recherche participative axé sur l’analyse des pratiques de création et de sélection de jeux, en particulier ceux qui intègrent des mécaniques non-conventionnelles souvent ignorées par l’industrie principale du jeu. Visant à explorer et à promouvoir une diversité de formes ludiques à travers des résidences artistiques et des game jams, le programme encourage la collaboration entre académiciens, artiste·ss et acteurs de l’industrie pour enrichir le paysage ludique. Le projet se concentre non seulement sur la production de jeux mais aussi sur une réflexion sociologique approfondie pour comprendre les raisons économiques, culturelles et sociales qui influencent la visibilité et la légitimité de pratiques de création marginales dans le domaine des jeux.

Définition : Qu’est-ce qu’une résidence ludique? Les résidences ludiques sont à imaginer sous le format des résidences d’artiste·ss classiques : l’accueil temporaire d’un.e créateur·ice.ice d’une discipline artistique sur un lieu qui lui offre un espace et des ressources pour développer sa pratique ou produire une oeuvre, souvent en échange d’une interaction avec la communauté locale ou une contribution au projet hôte. Dans le cas de la résidence ludique, la pratique ou l’œuvre produite est en lien avec le jeu (jeu vidéo, jeu hybride, jeu de société, expériences interactives, etc.). Ces moment offrent donc aux concepteur·ices un espace pour explorer des approches novatrices du jeu, souvent à la croisée des arts numériques, du game design et des arts plastiques.

L’art et les jeux : Si le concept des “résidences ludiques” commence à faire son chemin, dans des lieux de création alternatifs où certain.es créateur·ices revandiquent une pratique artistique du jeu vidéo, il est cependant rare de voir des lieux institutionnels proposer de l’accueil en résidence pour des artiste·ss qui utilisent spécifiquement ce médium, ou des game designer·euses qui développent une approche artistique du jeu. L’apparition du jeu est souvent fortuite et anecdotique dans des résidences plus généralement réservées à des expérimentations artistiques pour tout type de supports. Le jeu est plus souvent bienvenu dans des résidences dédiées aux arts numériques (le jeu vidéo étant alors compris comme une sous-catégorie de ces arts) ou encore dans des approches expérimentales sur les arts interactifs (des nouvelles manières de tisser des liens entre l’œuvre et le spectateur·rice). Il est cependant rare de trouver des espaces de créations spécifiquement dédiés aux jeux.

Le lien avec le mouvement de l’Art Game

L’Artgame est un mouvement de jeu (souvent vidéo) qui met l’accent sur l’expérience esthétique et conceptuelle plutôt que sur le gameplay traditionnel. Ces jeux explorent souvent des thèmes sociaux, politiques et philosophiques, utilisant les mécaniques de jeu comme une forme d’expression  artistique. Ils défient les conventions du jeu vidéo commercial en favorisant l’innovation, la critique et une approche expérimentale du design de jeu.

L’Artgame entretient un rapport privilégié avec les résidences. Les lieux de création et de diffusion alternatifs sont des endroits propices à l’expression des game designer·euses et artiste·ss qui souhaitent mener des expérimentations et des collaborations interdisciplinaires, essentiels pour le développement de jeux centrés sur l’art et la réflexion critique. Ces lieux, souvent situés en dehors des circuits commerciaux traditionnels, permettent aux créateur·ices de jeux d’art de se concentrer sur des approches critiques et expérimentales sans la pression des objectifs de rentabilité des produits ludiques de l’industrie classique.

Voir article de Claire Siegel sur l’Art Game Voir aussi numéro sciences du jeu n°6  (2016) : L’art en jeu ou le jeu de l’art, dans lequel Benoit Melançon et Bernard Perron distinguent deux tendances : l’entrée de l’art dans le jeu (où le développement d’une attention et d’une réflexion esthétique, essentiellement graphique, dans les produits de l’industrie du jeu vidéo) et l’introduction du jeu dans l’art (Le détournement de technologies vidéoludiques à des fins artistiques dans le marché de l’art). Voir également Works of Game : On the Aesthetics of Games and Art (MIT Press, 2015), où John Sharp propose une réflexion sur les interactions entre les jeux (principalement vidéo) et l’art. Sharp distingue le « Game Art », l’« ArtGame » et les « Artists’ Games » comme étant liés à trois communautés de pratique distinctes. Le « Game Art » suppose l’utilisation des jeux comme supports de la création artistique (notion similaire au “jeu dans l’art” de Melançon et Perron) ; l’”ArtGame” est une pratique qu’il a plus de mal à définir, et qu’il désigne comme une sorte de recherche esthétique comparable à “la poésie, à la peinture, à la littérature ou au cinéma”. Enfin, les Artists’ Games correspondent à des jeux du grand public et de l’industrie qui ont, dans leur graphisme et leur ambiance, une certaine patte esthétique (cette notion correspond à “l’art dans le jeu” de Melançon et Perron). Voir enfin, le numéro à paraître (et l’appel à contribution) sur l’ArtGame dans sciences du jeu. Le but de ce numéro est de “construire sur le plan théorique, historique et plastique le mouvement de l’Artgame”. Ce mouvement se trouve dans un espace unique, à l’écart des jeux vidéo industriels, indépendants, et de l’art traditionnel. L’Artgame, qui rejette souvent le statut commercial, propose une perspective différente sur le jeu vidéo, privilégiant l’expérience esthétique sur les ventes. Son côté expérimental offre des expériences de jeu plus radicales et intimes, et il cherche à provoquer une réflexion critique sur le rôle et la fonction du jeu dans l’art contemporain. L’existence de ce mouvement est particulièrement liée à celle de lieux de résidences et de diffusion, officiels ou non, et à une autre forme de consommation ou d’interaction avec le médium ludique.

Comment s’organise une résidence ludique?

Regardons maintenant d’un peu plus près les différents axes à considérer pour construire une résidence ludique

• Un principe de distinction : résidences de production vs résidences de diffusion

Les résidences de production et de diffusion sont deux formats de résidence artistique qui servent des objectifs distincts dans le domaine de la création

Résidences de production : Objectif : Ces résidences sont conçues pour soutenir les artiste·ss dans la création et le développement de nouvelles œuvres ludiques. Elles fournissent souvent des ressources comme des espaces de travail, des équipements techniques, un soutien financier (nous y reviendrons plus tard), et l’accès à des experts ou des ressources (studios de jeux, game designer·euses, thématique pédagogique, etc.). Dans ces résidences, l’artiste·s ou le game designer·euse vient développer son œuvre, ou améliorer sa pratique, dans le but d’améliorer son book, sa collection, ou un jeu. Il est attendu pour les artiste·ss une mise en lien avec des curateurs (expositions, galeries, etc.) pour montrer ou vendre ses œuvres et gagner en notoriété.

Résidences de diffusion : Ces résidences se concentrent plus sur la présentation et la promotion des œuvres ou des jeux créées, aidant les artiste·ss à atteindre un public plus large et à engager des dialogues avec des communautés spécifiques. Le but est également de fournir aux artiste·ss et game designer·euse des espaces et des moyens pour créer, mais également de le mettre en relation tout au long du processus de création, et à la fin de la période de résidence, en lien avec le public. L’objectif est plus la médiation culturelle (ou médiation ludique), et une certaine forme d’éducation à l’art ludique. Ces médiations peuvent inclure des expositions jouables, des performances (shader showdown : on se montre en train de créer un jeu), des ateliers publics, des conférences, des sessions de beta-test, la conception de tutoriels pour re-créer les expériences ou les jeux… L’objectif est d’amplifier l’impact de l’œuvre et d’encourager l’interaction entre l’artiste·s et le public, ainsi que de susciter des discussions et des réflexions autour des thèmes abordés par le jeu.

• Décider d’un format

En fonction des objectifs souhaités, des fonds disponibles, et des énergies mobilisables, il faudra déterminer si la résidence porte plus sur la production ou la diffusion, si elle accueille seulement des game designer·euses et/ou des artiste·ss, sur quel médium (jeu vidéo, jeu hybride, jeu de société, jeu de rôle), pour quelle durée, avec quels outils, et s’il y aura une thématique privilégiée pour orienter la création (exemple : jeux sur l’environnement).

• Identifier les ressources mobilisables pour les personnes accueillies

La structure a-t-elle des techniciens (sur un logiciel, le graphisme), des machines (découpeuse laser), du personnel d’accompagnement (aide au montage de dossier) qu’elle peut mettre à disposition le temps de la résidence aux personnes qui seront accueillies? A-t-elle des liens avec des structures extérieures, des partenaires, des lieux de diffusions, des game designer·euses, des studios, des maisons d’éditions, etc. ? Il est important de lister ce qui pourra être mis à disposition des personnes en résidences et de l’expliciter dans l’appel à participation.

• Rédiger un appel à participation

Une fois le format décidé, il faut maintenant lancer un appel à participation ouvert aux artiste·ss, développeurs, et créateur·ices de jeux. Cet appel est généralement diffusé à travers divers canaux comme les réseaux sociaux, des bulletins spécialisés, des sites web d’art et de technologie, et des newsletters d’institutions artistiques. L’appel inclut des informations sur le thème de la résidence, les objectifs, les ressources disponibles, les dates importantes, et les modalités de candidat·eure.

Il peut être intéressant d’anticiper la rédaction d’un contrat de résidence qui cadre les attendus et éventuelles contreparties pour la personnes accueillies, mais aussi l’ensemble des ressources mobilisables et le type de soutien (financement, prestation, logement, etc.).

• Définir des critères de sélection et construire un jury

Souvent, les appels à participation sont très évasifs sur les attendus et les critères de sélections. Si les artiste·ss et game designer·euses ont développé des techniques pour “lire entre les lignes” les attendus (par exemple, aller scruter les orientations des membre·ss du jury), il peut être bénéfique de les rendre évidents et clairs. Les critères sont établis pour identifier les candidat·es qui correspondent le mieux aux objectifs de la résidence. Ces critères peuvent inclure l’originalité de la proposition, l’adéquation avec le thème de la résidence, l’expérience et le parcours du candidat·e, ainsi que sa capacité à travailler en équipe ou en communauté. Il est également courant d’inclure des critères visant à encourager la diversité et l’inclusion au sein des participant·es. Ces éléments posent par ailleurs des questions sur le caractère accessible des résidences qui se destinent à un public plus élitaire que populaire. Une réflexion peut être menée pour rendre ces appels plus ouverts d’un point de vue social, ou de niveau de compétence (amateur vs. spécialiste)

• Nombre de personnes accueillies

Ce nombre est variable (de 1 à plus d’une dizaine en même temps) et dépendant des structures d’accueil. Dans certains cas, les artiste·ss game designer·euses sont accueillis individuellement (souvent dans les résidences de production). Il peut y avoir plusieurs artiste·ss en résidence en même temps, mais il n’y a aucune incitation à collaborer. En revanche, dans d’autres cas, la dimension collective de la création artistique est favorisée : la résidence demande à ce que les artiste·ss en résidence se mettent en équipe pour créer une œuvre.

Il est à noter que certaines résidences ont la capacité d’accueillir en continue sur l’année (entrées et sorties permanentes) tandis que pour d’autres structures, la résidence est un moment identifié dans l’année (par exemple : un mois)

• Temps de la résidence

Le temps est très variable. Il peut aller d’un format court type Game Jam (48 à 72h), à un format très long (un an). La norme est entre 1 et 3 mois, pour laisser un certain temps à la création. (Cela est cependant différent en fonction du type de jeu : pour le jeu de société, les rares résidences qui existent à l’heure actuelle vont de une à deux semaines).

La notion de temps passé est également à relier avec le but de la résidence : souhaite-t-on passer du temps pour attiser la créativité des invité·e.es et participant·e.es, se ressources? Dans ce cas un format court avec un nombre relativement important de personnes est plus intéressant (cf. les rencontres créatives). Souhaite-t-on aller vers la production d’un prototype jouable? Auquel cas il est important de laisser du temps aux créateur·ice.ices pour réaliser un objet ou une expérience plus aboutie.

• Soutien financier

Que doit-on prévoir d’un point de vue financier pour la personne accueillie?

• Hébergement : Prévoir un lieu où la personne sera logée (idéalement gratuitement) pendant la période de résidence et à proximité du lieu de résidence. Si la résidence est collective, ce lieu peut accueillir plusieurs personnes en même temps. (100€ à 200€ / jour)
• Per diem : Prévoir une allocation quotidienne pour couvrir les dépenses de nourriture et autres frais mineurs (exemple 30€ / jour)
• Budget de production : Allouer un budget spécifique pour le matériel de jeu, le matériel de création, les outils et la technologie nécessaires à la réalisation des prototypes et du jeu. Ce budget varie considérablement selon les structures (retenons une moyenne confortable de 5.000€ par personne par mois).
• Rémunération ou indemnité : Très importante pour offrir les moyens de créer décemment, une rémunération ou une indemnité financière pour le travail et le temps consacré par l’artiste·s ou le game designer·euse, peut être prévue. Pour commencer dans le domaine, prendre comme base un SMIC ou un SMIC et demi.

(A noter : la question sous-jacente des modèles économiques de structures accueillantes qui propose des résidence ne sera pas traité dans cet article)

• Attentes des artiste·s / game designer·euses

Avant de construire une résidence ludique, il est important de se poser la question de quelles peuvent être les attentes des artiste·ss et game designer·euse accueillies en résidence. Celles-ci vont varier en fonction du domaine d’origine de la personne (jeu vidéo, art, jeu de société), de sa démarche, de son avancée dans sa carrière. Néanmoins, plusieurs points sont à garder en tête  :

• Garantir des conditions agréables bien créer : Il s’agit de garantir un environnement propice au travail créatif. Nous renvoyons à tous les éléments précédents, notamment le point financier.
• Favoriser le ressourcement créatif : plusieurs professionnel·les du jeu, enfermés dans les logiques de créations quotidiennes, et les attendus de leurs métiers ou de leur commanditaires peuvent avoir du mal à trouver du temps et des espaces pour prendre du recul sur leur pratique. Les résidences doivent permettre de retrouver ce temps de réfléchir à ses productions, son approche, ses pratiques, etc.
• • Un accompagnement en amont, pendant et après la résidence : Fournir aux résidents un calendrier détaillé et toutes les informations importantes avant leur arrivée, organiser une visioconférence pour anticiper et régler les éventuels problèmes. Pendant la résidence, il est essentiel de s’assurer que les moyens techniques nécessaires et le personnel d’accompagnement soient bien disponibles. Egalement, au besoin, d’aider la personne accueillie à monter en compétence sur un aspect technique de son métier ou d’une technologie relative à la création. Un suivi post-résidence peut également être bénéfique pour continuer à soutenir les artiste·s et game designer·euses dans leur progression.
• • Des moyens de valoriser le travail des résidents : Il est important de planifier des rencontres avec des professionnel·les, des interactions avec le public pour la présentation ou les tests des jeux, ainsi que de la promotion à travers des dates clés, des expositions, et la présence de journalistes. Offrir également un accès à des lieux impressionnants peut enrichir l’expérience et augmenter la visibilité des projets développés.

Quelques exemples

Autres références

Notre liste des résidences ludiques identifiées (xls) (document de travail)

Game Arts international Assembly (GAIA) : réseau pour les professionnels qui travaillent dans l’art game

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