Cet article présente une recherche en cours sur l’émergence du jeu coopératif dans le jeu de société.
L’objectif principal de cette recherche est d’analyser l’émergence des jeux de société coopératifs modernes, en se concentrant sur les transformations des mécaniques de jeu au cours des années 2000. Le but est de comprendre les facteurs ayant contribué à la popularisation de ces jeux, qui remettent en cause la norme compétitive traditionnelle.
L’étude cherche à répondre à plusieurs questions :
- Pourquoi et comment ces jeux coopératifs, autrefois marginaux, ont-ils pris de l’importance dans le paysage ludique moderne ?
- Quelles évolutions des mécaniques de jeu ont accompagné cette transformation ?
- Comment ces évolutions reflètent-elles des dynamiques sociales, culturelles ou économiques plus larges ?
La recherche s’appuie sur une approche formelle des mécaniques, une analyse des bases de données comme BGG, des entretiens avec des créateurs de jeux emblématiques, et des comparaisons historiques avec d’autres formes ludiques (jeux de rôle, wargames, etc.). Elle vise également à explorer les interactions entre les différentes cultures ludiques (la porosité des mondes ludiques) et les influences croisées entre jeux de société, jeux vidéo, jeux de rôles et autres pratiques ludiques.
Le point de départ : émergence du collaboratif

Par opposition aux jeux compétitifs, centrés sur l’affrontement, les jeux de société coopératifs invitent les joueurs à collaborer entre eux pour surmonter une difficulté, résoudre un problème, ou atteindre une condition de victoire collective. La victoire ou la défaite est alors partagée par tous les joueur·euses.
Ces types de jeux particuliers ont récemment vu leur part augmenter de manière conséquente sur l’ensemble des jeux de sociétés édités dans le commerce ; relativement marginaux avant 2010 (moins de 5% des jeux édités), ils deviennent de plus en plus populaires pour atteindre 19% (?) des jeux édités en 2020 (cf. tableaux 1 & 2).

L’objectif de cette recherche est d’étudier les raisons de cette émergence, et plus exactement de la traduire en observant les transformations qui se sont opérées au niveau des mécaniques de jeu présentes dans le jeu de société coopératif pendant les années 2000.
Notre intention est de suggérer que ces transformations permettent de mettre en lumière plusieurs phénomènes :
- l’évolution des mécaniques dans les jeux de société modernes ;
- plus généralement, les facteurs qui participent à l’apparition de nouvelles mécaniques ;
- l’entrelacement et l’influence réciproques des différents mondes ludiques (jeux de société, jeux vidéo, jeu de rôle, jeu d’évasion) ;
- la spécificité des modes de jeux coopératifs, et la transformation de ces modes de jeux dans les années 2000 ;
- et de manière plus diffuse : des liens entre des dynamiques sociétales et des modes de jeu
Les précédentes études sur le jeu coopératif
L’étude des jeux de sociétés modernes, ou “jeux d’éditeurs” (Brougère 2021 [1979]1 ) est relativement récente. Ces jeux, que l’on distingue des jeux de société “traditionnels” (échecs, go, backgammon, tarot, belote, bridge) ou des “grands classiques” de la seconde moitié du XXe siècle (Monopoly, Scrabble, Cluedo, Mille Bornes, Risk) ont d’abord été l’occasion de réflexions sur les transformation dans le monde du divertissement et dans le secteur ludique à la fin du XXe et au début du XXIe (voir Berry 2017, Berry 2021 pour une approche et un recensement de ces études). Ces études portaient par conséquent plus sur le jeu en tant que phénomène social, ou en tant qu’“indicateur” – pour reprendre l’expression de V. Berry – de transformations à l’œuvre dans la société, que sur l’objet jeu de société lui-même, dans une approche plus semblable à celle qu’on retrouve dans les games studies (Zabban, 2012).
Plusieurs études sur les jeux de société modernes ont récemment émergé : citons la revue Analog Game Studies depuis 2013, même si la composante jeux de rôle de ce dernier est prédominante ; la revue Science du jeu, depuis 2013, et en particulier le n°14 dont la thématique est “les jeux de société « modernes »” ; la revue Board Game Studies, qui s’intéresse aux jeux de société mais dans une perspective plus historique – jeux anciens ou traditionnels – ; puis des articles disparates dans des revues comme Cultural Game Studies, ou Game Studies sur les jeux et les pratiques ludiques mais qui n’ont pas spécifiquement pour objet le jeu de société). Leur objectif est de comprendre les logiques spécifiques au jeu de société : mécaniques, expériences de jeu, interactions, modes de jeu. Pour comprendre l’évolution de ces recherches sur le jeu de société, nous conseillons la lecture de (Zabban, 2012 et Berry, 2021).
Inscrits dans cette perspective de l’émergence des études sur le jeu de société moderne, nous nous intéressons à la sous-catégorie des jeux coopératifs. De ce point de vue là, les références sont plus maigres, même si quelques tendances se dégagent et peuvent nous renseigner sur la manière dont sont aujourd’hui conceptualisés les jeux de société coopératifs.
Études sur le jeu de société coopératif
À quelques exceptions près, les études réalisées sur le jeu coopératif se sont historiquement portées sur l’analyse comportementale et éducative des effets de la coopération. Notons par exemple :
- Bay-Hinitz, A. K., Peterson, R. F. & Quilitch, H. R. (1994). Cooperative games – a way to modify aggressive and cooperative behaviors in young-children. Journal of Applied Behavior Analysis, 27, 435–446.
- Zan, B. & Hildebrandt, C. (2003). First graders’ interpersonal understanding during cooperative and competitive games. Early Education and Development, 14, 397–410.
- Peppler, K., Danish, J. & Phelps, D. (2013). Collaborative Gaming. Simulation & Gaming, 44, 683–705.
- Orlick, T. D. (1981). Positive socialization via cooperative games. Developmental Psychology, 17, 426–429.
- Garaigordobil, M., Maganto, C. & Etxeberria, J. (1996). Effects of a cooperative game program on socio-affective relations and group cooperation capacity. European Journal of Psychological Assessment, 12, 141–152.
- Finlinson, A. R., Berghout Austin, A. M. & Pfister, R. (2000). Cooperative games and children’s positive behaviors. Early Child Development and Care, 164, 29–40.
- Erikssen The behavioral effects of cooperative and competitive board games in preschoolers
Il est également intéressant de remarquer que, parmi l’ensemble des jeux de société coopératifs existants, Pandemic de Matt Leacock, édité en 2008 par Z-games, est celui sur lequel le plus de recherches ont été produites. Le jeu n’est jamais analysé en tant que tel pour sa qualité de jeu coopératif, mais comme modèle de référence du jeu coopératif pour étudier d’autres phénomènes (le travail en équipe, les relations de pouvoir, l’intelligence artificielle, etc.). Ce jeu symbolise en effet le démarrage de la popularité des jeux coopératifs observé dans les années 2000. Il est une des grandes références qui marquent une transformation de l’intérêt porté à ces types de jeux, mais également, comme nous le verrons dans notre analyse, le marqueur d’un virage opéré dans les mécaniques qui sous-tendent les jeux coopératifs.
Enfin, une étude notable s’est intéressée tôt aux jeux de société collaboratifs Zagal, J. P., Rick, J., & Hsi, I. (2006). Collaborative games: Lessons learned from board games. Simulation & Gaming, 37(1), 24-40. https://doi.org/10.1177/1046878105282279. Ses auteurs examinent les mécanismes de collaboration dans les jeux de société, en s’appuyant sur le jeu “Le Seigneur des Anneaux” de Reiner Knizia, pour en tirer des enseignements applicables à la conception de jeux collaboratifs, notamment dans les jeux vidéo. La recherche est donc orientée création (game design) et son objectif est plus de comprendre comment fonctionnent les dynamiques collectives dans le jeu coopératif que d’analyser, comme nous nous proposons de le faire, la façon dont se composent effectivement les jeux coopératifs et comment ont évolué leurs mécaniques. Cela dit, l’étude est datée de 2006, et il était impossible pour les auteurs d’avoir le recul suffisant sur les transformations en train de s’opérer dans le monde du jeu de société coopératif pour prendre la mesure de ces évolutions.
Suite de la recherche
Les prochaines étapes de cette recherche :
- 4 entretiens ont été menés auprès de game designers, auteurs de jeux coopératif. Il s’agira de transcrire ces entretiens et d’en analyser les réponses, les enjeux, les apports à la conception de l’évolution des jeux de sociétés coopératifs.
- Une étude quantitative sur les jeux de sociétés coopératifs sur les données de BGG (boargamegeek), notamment sur les catégories de jeux et les mécaniques, est en cours. Nous essayons de déterminer des “clusters” de mécaniques propres à des genres de jeux avant les années 2000. Nous essayons aussi de voir s’il y a bien, comme nous en avons fait l’hypothèse, une transformation de ces clusters autour des années 2000.
- Enfin, nous continuons à explorer la littérature sur les moyens d’aborder l’analyse des jeux par les mécaniques.
- Gilles Brougère, « Des jeux et des sociétés », Sciences du jeu [En ligne], 14 | 2021, mis en ligne le 18 mars 2021, consulté le 06 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/sdj/2933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdj.2933 [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Régis Catinaud (22 janvier 2025). Jeu de société coopératif. LE LUDOSCOPE. Consulté le 19 février 2025 à l’adresse https://ludoscope.hypotheses.org/675