L’objectif de ce billet est de rendre compte des différentes mesures exploratoires menées à partir de la base de données BGG pour qualifier la spécificité et l’évolution des jeux coopératifs.
La première démarche a été de consulter une à une les fiches des jeux coopératifs de 1950 à 2010 (soit environ 1400 jeux). Le but était d’observer la manière dont étaient décrites les jeux, les mécaniques récurrentes qui apparaissaient, et les paires ou trio de mécaniques qui semblaient être liées. Nous consultions les caractéristiques générales du jeu (titre, année, nombre de vote, nombre de commentaire – pour voir l’importance du jeu et sa popularité) ; les notes et commentaires lorsqu’elles existaient (comment les joueur·euses en parlaient), la description du jeu, et la liste des “catégories”, “mécaniques” et “famille” de jeu associées (cf. image 1).

Cette première étape nous a permis d’explorer tous les jeux de manière indifférenciée et de préparer le terrain à la recherche quantitative exploratoire pour savoir quelles questions poser aux données, et quelle méthode adopter pour répondre à ces questions.
Les hypothèses
Suite à cette recherche exhaustive, nous avons pu établir 2 grandes hypothèses :
- D’abord, il semblait que les jeux des années 2010 avaient des mécaniques relativement nouvelles, peu vues dans les jeux précédent, des innovations ludiques expliquant peut-être le tournant opéré et la popularité croissante de ce genre de jeu après 2010. Notre objectif a alors été d’essayer de voir s’il y avait effectivement dans ces jeux des arrangements nouveaux par rapport à ce qui existait auparavant, des arrangements qui se répercutaient sur ce qui allait exister par la suite. Nous nous sommes inspirés pour cela de l’article sur la mesure de l’innovation dans la jeux de société [[Wachs, J., & Vedres, B. (2021). Does crowdfunding really foster innovation? Evidence from the board game industry. Technological Forecasting and Social Change, 168, 120747.]].
- Ensuite, pour les jeux pré-2000, nous avons eu l’impression de voir émerger plusieurs catégories de jeux coopératives distinctes, qui auraient expliquées une pré-histoire du jeu coopératif moderne:
- Catégorie Jeu de rôle : ces types de jeux coopératifs semblent dériver du jeu de rôle classique, avec des mécaniques comme “Role Playing”, “Variable Player Powers”, “Dice rolling” et parfois la mention de “Scenario / Mission / Campaign Game” (typiquement : des personnages que l’on incarne, avec des capacités spéciales et uniques pour chaque joueur, qui vont vivre des aventures sur plusieurs parties de jeu) ; souvent avec des plateaux de jeux modulaire et labyrinthiques (mécaniques “modular board” et “maze”) ; dans des thématiques “Adventure”, “Fantasy”, “Fighting” (classiques des lores des jeux de rôle heroic-fantasy) et parfois également “Horror”, “Science-Fiction” (univers lovecraftiens, science-fiction également présente dans le jeux de rôle).
- Exemples de jeux : Warhammer Quest (1995), la série des Heroquest (1989) [[Curieusement, le Heroquest (1989) original n’est pas noté comme collaboratif, mais comme “team-based game”. Ceci est un des défauts d’une base de donnée comme BGG alimentée par les utilisateurs : certaines catégories sont données à l’appréciation des joueurs et ne sont pas nécessairement cohérents les uns vis-à-vis des autres. Par ailleurs, les catégories de BGG ne sont pas non plus robustes d’un point de vue conceptuel, et certains chevauchements ou confusions peuvent apparaitre. Il existe sur BGG trois catégories : “Category” (exemple : Fantasy, Children’s Game, Educational), “Mechanism” (exemple : Cooperative game, Roll/spin and Move, Dice rolling, Role playing) et “Family” (exemple : Theme:Animals, Players:One versus many). Certains éléments sont présent dans différentes catégories (exemple : “Dice” dans les Category, et “Dice rolling” dans les Mechanism). Aussi, le terme “mechanism” recouvre 192 mécaniques qui correspondent à différents aspects de la caractérisation des jeux : type de jeu, conditions de victoire, relations entre les joueurs, type de matériel, déroulé du jeu, etc… ]], DeathMaze (1979), Citadel of Blood (1980).
- Catégories de jeux pour enfants [[Il est à noter que, de manière générale les jeux pour enfants étaient plus représentés avant 2000 dans l’ensemble de jeux de société. La sociologie des joueurs et les types de jeux évoluent à partir de la fin des années 1990, début des années 2000.]] : des jeux légers d’apprentissage, avec peu de mécaniques, pas de compétition. Pour “apprendre en s’amusant” ou “découvrir les jeux de société. Mécaniques souvent présentes : “Dice rolling”,ou “Roll / Spin and Move”, “Pattern Recognition”, “Memory” ; et des thématiques comme “Animals”, “Food”
- Exemple de jeux : Hi Ho! Cherry-O (1960), Le verger (1986),
Max (1986), Go Away Monster! (1997)
- Exemple de jeux : Hi Ho! Cherry-O (1960), Le verger (1986),
- Catégorie des jeux politiques ou engagés : ces types de jeux ont un intérêt à favoriser la coopération (“travailler ensemble pour”) comme mode de relation entre les joueurs, avec une intention sociétale, un message politique, des thématiques engagées (protection de l’environnement, écologie). Ces jeux se remarquent par les catégories “political”, “educational” ou “negociation” ; des mécaniques souvent très variées (l’important est plus le message du jeu que la manière d’y jouer) même si reviennent parfois des mécaniques comme “role play”, “simulation”, “voting”.
- Exemple : Democracy (1966), SIMSOC (1966), Together (1971), Ökolopoly (1983), The World Peace Game (1978), Our Town (1978), Earth Game (1979), Global Summit: The Peace Game (1988).
- Catégorie des jeux d’enquête : des jeux de déduction, de résolution de crimes, inspirés des romans policiers. Dans les catégories, on y trouve régulièrement “deduction”, “murder / mystery”, “novel-based” (Sherlock ou Agatha Christie) ; les mécaniques sont aussi “deduction”, “narrative choice”, “storytelling”, “role playing”, “acting”.
- Exemple : le champion de cette catégorie est Sherlock Holmes Consulting Detective: The Thames Murders & Other Cases (1982). Mais d’autres titres se démarquent comme : Gumshoe (1985), Orient Express (1985), Murder Mystery Party: Murder on Misty Island (1986), Murder Mystery Party: A Taste for Wine and Murder (1997). Ces jeux ont probablement une histoire et une trajectoire à part dans l’histoire du jeu de société. À la frontière entre le jeu de société, le roman [[On notera par exemple les jeux d’enquête de type cold case des années 1930 de Dennis Wheatley : Murder Off Miami (1936).]], le jeu de rôle (et le jeu de rôle grandeur nature) ainsi que la murder party.
- Catégorie Jeu de rôle : ces types de jeux coopératifs semblent dériver du jeu de rôle classique, avec des mécaniques comme “Role Playing”, “Variable Player Powers”, “Dice rolling” et parfois la mention de “Scenario / Mission / Campaign Game” (typiquement : des personnages que l’on incarne, avec des capacités spéciales et uniques pour chaque joueur, qui vont vivre des aventures sur plusieurs parties de jeu) ; souvent avec des plateaux de jeux modulaire et labyrinthiques (mécaniques “modular board” et “maze”) ; dans des thématiques “Adventure”, “Fantasy”, “Fighting” (classiques des lores des jeux de rôle heroic-fantasy) et parfois également “Horror”, “Science-Fiction” (univers lovecraftiens, science-fiction également présente dans le jeux de rôle).
Les explorations de données
Proportion des jeux coopératifs
La première donnée, celle qui a en partie motivé cette recherche, est l’évolution globale de la proportion de jeux coopératifs édités : très faible avant 2010 (variable entre 0 et 4% / an) et bien plus conséquente après 2010 (en augmentation de 4 à 17% / an)

Autre indicateur intéressant : l’évolution de la proportion de notes attribuées à un jeu coopératif (par rapport à l’ensemble de notes données sur tous les jeux pour cette année là). Sont également visibles les noms des jeux en question.

Ce que l’on remarque de manière évidente est qu’avant les années 2000, et à l’exception d’un jeu (nous y reviendrons), les jeux coopératifs ne sont pas populaires (peu de notes attribuées). À partir des années 2010, quelques titres font beaucoup parler d’eux (lesquels). Mieux : la proportion des notes qui leur sont attribuées est beaucoup plus importante que la place qu’ils occupent effectivement sur le marché. Ce qui se vérifie encore sur la décennie qui suit (2010-2020) et qui signifie aussi bien un engouement du public pour ces types de jeu qu’une opportunité pour les éditeurs de jeux de société (et donc un développement du marché qui suit). Enfin, dernière observation : il serait intéressant d’aller voir la composition des jeux des années 2010 pour comprendre en quoi ils entraînent derrière eux cet engouement. Sont-ils novateurs dans leur mécaniques? Ont-ils des spécificités qui font que les jeu coopératifs prennent un nouveau virage?
Le cas particulier de l’année de Sherlock Holmes Consulting Detective: The Thames Murders & Other Cases (1982). Ce jeu accapare pas loin de 25% des notes de toute l’année 1982. Mais il est important de noter que le site BGG est créé en 2000. La popularité des jeux pré-2000 est toujours rétrospective, et parfois de plusieurs décennies. Aussi, certains jeux bénéficient d’un effet “Madeleine de Proust” : sur-représentés par rapport à un souvenir agréable de l’expérience de jeu, ce qui dénote d’une certaines forme de popularité – les jeux qui restent dans la mémoire des joueur·euses – mais qui n’est pas tout à fait comparable aux notes attribués à des jeux plus récent où la relation des joueur·euses à ces jeux est plus actuelle. Par ailleurs, un autre effet, peut-être même plus important, peut expliquer la popularité de Sherlock Holmes Consulting Detective : sa réédition en 2011 par Ystari Games, et l’ensemble des nombreuses rééditions qui ont suivies chez d’autres éditeurs. Aussi, la popularité du jeu en 1982 n’est-elle pas un effet rétro-actif de la popularité et de l’engouement pour les jeux coopératifs après les années 2010?
Spécificité des jeux coopératifs pré-2000
Ci-dessous, les deux tableaux représentes des caractéristiques des jeux présentes dans le jeu coopératif (par rapport aux jeux compétitif) : les mécaniques, et les thématiques.


Au niveau des mécaniques : forte présence de “role playing” (à la fois présente dans notre catégorie jeux de rôle, et enquête) également “storytelleing” et “deduction” (catégorie enquête avec l’effet Sherlock à prendre en compte), puis “team-based”, “modular board”, “variable player powers”, “dice rolling” fortement présentes dans notre catégorie jeux de rôle (à noter que “dice rolling” est très présent dans de nombreux jeux en général. C’est une des mécaniques les plus iconiques du jeu de société), et enfin “memory”, “roll / spin and move” pour les jeux de la catégorie enfants.
À noter en négatif : “hand managment”, “tile placement”, “drafting” plutôt caractéristiques des jeux européens modernes ; et “hexagon grid”, “grid movement”, “area majority”, caractéristiques des wargame américains.
Au niveau des thématiques : forte présence de “Aventure”, “Fantasy”, “Fighting”, “Maze” (notre catégorie jeux de rôle) ; puis “novel-based” et “murder / mystery” (notre catégorie enquête dopée par Sherlock Holmes), “Environnemental” (peu de jeu, mais très présent : pour la catégorie jeux politiques et engagés [[à noter : la thématique “political” est plutôt sous-représentée dans les jeux coopératifs]]).
Popularité des mécaniques du jeu coopératif

Ce graphique représente la proportion de présence d’une mécanique dans les jeux coopératifs avant 2010, au regard du nombre de notes associées à ces jeux (peu importe si sa note est haute ou basse).
Les parties intéressantes à regarder se situent dans la zone chaude (en rouge), où les mécaniques sont souvent présentes dans les jeux édités qui sont souvent notés ; et froide (en bleu) où les mécaniques sont souvent présentes, mais les jeux plus faiblement notés.
Que remarque-t-on? Dans la zone chaude, les mécaniques les plus présentes dans des jeux populaires sont celles de notre catégorie jeux de rôle (“role playing”, “adventure”, “dice rolling”, “variable player powers”, “fantasy”).
La zone froide (bleue) regroupe quant à elle des mécaniques très présentes mais dans des jeux moins populaires où l’on retrouve une partie de notre catégorie enfant (“memory”, “children”, “roll / spin and move”). Donc des jeux
Co-présence des mécaniques
L’objectif est dorénavant d’avancer dans la détermination des origines du jeu coopératif. Y a-t-il, comme nous le présentions, des “clusters de mécaniques” [[en réalité nous devions parler de “cluster de caractéristiques” puisque nous mélangeons des thématiques, des mécaniques, des familles de jeux, ainsi que d’autres caractéristiques indisciossiées qui se cachent sous le terme “mécanique” dans la base de donnée BGG.]] qui correspondent à des types de jeu coopératifs bien identifiés : le jeu de rôle, le jeu d’enquête, le jeu enfant, le jeu politique et engagé?


Les graphs ci-dessus indiquent par leur proximité la co-présence de mécaniques. Plus les points sont importants, plus la mécanique est présente, plus les points sont proches et reliés, plus nombreux sont les jeux qui les associent.
La conclusion de l’interprétation de ce graph est que l’on peut observer un centre du réseau (cercle rouge) avec les mécaniques de notre catégorie jeu de rôle. Les interrelations entre “dice rolling”, “adventure”, “role playing”, “variable player powers”, “fighting”, “modular board” et les thématiques “horror” et “science fiction” sont nombreuses et denses.
Nous voyons également la catégorie enfant se démarquer (cercle bleu) avec des mécaniques comme “children”, “roll / spin and move”, “humor”, “animals”.
En violet dans une zone moins dense du réseau, les mécaniques liées au jeu d’enquête : “deduction”, “novel-based”, “storytelling”, “murder / mystery”
Et enfin, seulement dans le second graph, en gris, la zone des jeux politiques et engagés (“environmental”, “educational”, “simulation”)
Evolution de la catégorie des jeux enfants

Un nouveau graphique est en cours pour mieux voir l’évolution de la part de jeux enfants.
À venir
Les prochaines études statistiques menées seront réalisées avec d’autres mesures pour essayer de mieux distinguer les “aires” de mécaniques (ou de caractéristiques) des jeux coopératifs. Nous cherchons toujours à savoir si les jeux pré-2010 avaient des clusters de mécaniques particuliers.
Egalement, nous essayerons de fournir une mesure de l’innovation (ou de la différenciation) des quelques jeux émergents dans les années 2000 qui se démarquant par leur popularité (et de voir s’ils se démarquent aussi par leurs réseaux de mécaniques ; puis s’ils ont eu un impact sur les jeux qui sont venus après 2010).
Les jeux des années 2000 à analyser en particulier sont :
- The Lord of the Rings (2000)
- Shadows over Camelot (2005)
- Arkham Horror (2005)
- Pandemic (2008)
- Space Alert (2008)
- Ghost Stories (2008)
- Castle Panic (2009)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Régis Catinaud (29 janvier 2025). Jeux de société coopératif, étude quantitative. LE LUDOSCOPE. Consulté le 19 février 2025 à l’adresse https://ludoscope.hypotheses.org/690